“Et tu seras mon père”, le dernier roman de Metin Arditi nous emmène dans l’Italie des années de plomb. L’histoire qui commence en 1978 à Vérone, déroule la jeune vie de Renato, fils de Francesco Barro, prospère et populaire glacier industriel qui se fait enlever par les brigades rouges. Après une éprouvante séquestration en attente de rançon, Francesco ressort irrémédiablement marqué, et, las et honteux, met fin à ses jours. Renato et sa mère quittent dès lors l’Italie et s’installent en Suisse. Le jeune garçon y découvre un cadre dans lequel il se retrouve, les montagnes et ses hauts reliefs majestueux et le théâtre dans lequel, lui, l’introverti, le malentendant, protégé par un rapport à autrui préalablement défini, y excellera.
Des années plus tard, pour sa dernière année de scolarité, Renato intègre un pensionnat à Lausanne et s’y lie au professeur Paolo Mantegazza avec lequel il partage sa passion de l’art théâtral et une disposition intérieure à la retraite dans les hauteurs, toutes les hauteurs. Ce mystérieux professeur, aussi discret qu’imposant, se révèle n’être autre que Paolo Rivolta, cerveau des Brigades Rouges responsable de l’enlèvement de son père.
C’est à ce point précis de la rencontre de ces deux êtres et de la découverte d’une tragique réalité que se déploie la force et l’intensité du récit.
Renato, jeune homme sensible et doué réside dès le début dans son intériorité et érige sa surdité en mur protecteur. Le garçon est en quête sans le savoir. Un père aimant mort, une mère distante et une nourrice affective et dévote sur laquelle il a transféré une partie du lien maternel. Et voici que surgit cet homme, ce professeur charismatique qui lui donne le rôle principal au théâtre et qui finira par occuper, lui, un rôle central dans sa vie.
Mais qui est au fond ce Paolo Manteggaza ? Ce professeur discret, respecté de ses élèves lesquels semblent chacun combler auprès de lui ses manques propres. L’homme demeure aussi insaisissable à sa compagne Josy, professeur de hip-hop, qui dans l’attente de trouver sa place, joue, elle, le rôle de la séduisante et sympathique Afro-américaine à l’exotisme lucratif en terre vaudoise.
Une sorte de triangle amoureux paraît s’installer entre ces trois-là, un lien proche de « la confusion des sentiments » de Stefan Zweig.
Un professeur admiré dissimulant un douloureux secret, une femme à laquelle il demeure étranger, et cette étonnante communion avec ce jeune homme, cette tension avec le fils de sa victime, le fils du père.
Cette femme d’ascendance Afro-juive ressentant une inclination trouble, confuse, presque convergente à l’endroit de Paolo et Renato tant les deux semblent se confondre en une même réalité.
Et ce jeune homme irrésistiblement attiré par son professeur, qui le cherche, le recherche tant et si bien qu’il finit par découvrir la vérité, ou plutôt une vérité qui en appellera d’autres jusqu’à l’ultime conclusion philosophique et existentielle du récit.
Une histoire de pardon. Un pardon qui prend le chemin de la compréhension, laquelle n’apparaît possible que par l’exercice d’une volonté qui, transcendant les affects humains, parvient à déployer la raison, façonner la pensée et bâtir le socle fondateur indispensable à l’avènement de l’homme libre.
Paolo et Renato incarneront tous d’eux, l’un et l’autre, et en miroir, ce cheminement universel. Tous deux adhéreront au récit originel de leurs sources familiales et sociologiques, tous deux sans le père, mais chacun dans son chemin, l’un dans la lutte sociale, l’autre dans le confort matériel et le souvenir douloureux d’un père aimant et estimé de tous.
Un fait intéressant que le récit reprenne l’unique évocation d’un moment père-fils tendre et heureux à travers la restitution d’un souvenir immédiat qu’en fait, enfant, Renato à sa nourrice plutôt que par une narration qui en dessinât les contours neutres. Ce besoin de l’enfant de s’inscrire dans un récit fondateur platonicien, idéal, tel que l’explique Boris Cyrulnik dans « Ivres paradis, bonheurs héroïques » auquel succède, ou pas, l’émancipation. Cet ardu travail d’affranchissement de l’histoire familiale et des déterminismes matériels tant est grand le coût émotionnel à s’inscrire à contre-courant d’un mouvement dominant, à l’échelle de l’Histoire et de son histoire personnelle.
Renato le fera par Paolo qui dans une dernière correspondance l’invite à la lucidité, à cesser de se complaire dans un passé sublimé en se réfugiant derrière les légitimes ressentiments et douleurs de la perte du père, et, enfin endosser le costume de l’adulte;
« Ton père te disait qu’à l’atelier, ils l’aimaient bien. Sans doute était-ce vrai. Mais comment en aurait-il été autrement ? Leur intérêt consistait à dire merci pour un salaire qui n’était qu’une aumône. As-tu jamais visité les bouges que les ouvriers appellent maison ? Et ta Rosa ? T’es-tu interrogé sur ce qu’a été sa vie à nettoyer vos derrières pendant cinquante ans ? ».
Paolo l’avait fait lui en amont de leur rencontre, par une exigence morale et intellectuelle qui, au terme de l’étude philosophique, le porta au repentir, à la conclusion de l’indivisibilité du corps social, et à l’immuable fatalité de la condition humaine, rendant la quête utopiste définitivement vaine.
Enfin, nous ne saurions achever cette chronique sans évoquer le professeur Adolphe Nadelmann, juif viennois exilé, sirotant son thé à la tombée de la nuit, poème à la main et poésie à l’esprit. Professeur Nadelmann ou le spectre de « l’oncle Melnitz » de Charles Lewinsky, cette mémoire juive tenace flottant dans les airs, traversant les murs et les époques.
« Tu seras mon père » …
… parce que tu me ressembles et je te ressemble,
… parce que je n’ai pas d’autre père que toi,
… parce que tu es peut-être celui que, honteusement, j’eus voulu avoir,
« Tu seras mon père » … parce que par toi, avec toi et sans toi, je veux devenir m avec