Il était une fois dans une ville de Méditerranée, un homme solitaire vivant dans la plus grande maison du quartier miséreux. Cet homme était relieur de livres. Il assemblait des pages, des pages neuves, des feuillets abîmés, inlassablement, il raccordait ce qui était séparé.
Cet homme prit une femme qui lui donna un fils. L’enfant grandit sous les soins d’une nourrice étrangère qui le choya. Un temps long passa, l’épouse mourut et laissa un homme âgé et un fils adulte.
Le père contracta une seconde union. La seconde épouse aussi douce que délicate donna elle aussi un fils mais mourut à un âge précoce laissant un jeune garçon désemparé.
Un abîme séparait les survivants. L’aîné qui était le prolongement du père avait quitté le foyer pour le monde qui l’attendait. Ainsi en avait-il décidé. Ainsi fut-il.
Le jeune fils grandit seul, un père âgé qui se désintéressait du fruit de sa vieillesse et cette mère si douce partie si tôt. L’enfant beau et sensible contracta la maladie du démon. Lorsque le mal l’assaillait, il perdait connaissance et tombait en proie à de violentes convulsions, les traits contractés par cette vie douloureuse.
L’aîné menait grand train dans la ville aux mille édifices. Il aimait le jeu et le jeu l’aimait, tant et si bien qu’il lui offrit, à l’occasion d’une chanceuse partie, de quoi jouer durablement. Il gagna un théâtre. Ainsi fut-il. A partir de là, le fils consacra sa vie à la comédie. Il joua des rôles, fut applaudi, admiré, adulé.
Le jeune fils, lui, épousa le destin du travailleur universel et devint coiffeur. Il travaillait, nettoyait, ratissait, redonnait vie. Et durant ses soirées solitaires, il réalisait de petites fragrances de parfums qu’il conservait précieusement. Ces fioles furent-elles destinées par leurs douces exhalaisons à éloigner le Malin et repousser les crises dont il était fréquemment l’objet ou adoucir une vie dépourvue d’amour, qui pût le dire.
Un jour son chemin croisa celui d’une joyeuse et aimante jeune fille qui sans doute apporta la bienfaisante rosée qu’il attendait. Pour la première fois, l’orphelin eut une famille, qui l’aima aussi tendrement qu’elle vivait simplement. Le vieux père qui, de sa vie, ne s’était soucié de son enfant, en conçut de la jalousie et se mit à le rudoyer. L’humiliation et la conscience encore accrue de la condition d’orphelin furent les offrandes réclamées par le destin en échange de cet amour tardivement accordé.
Mais ce répit ne dura pas. Le jeune fils mourut tragiquement laissant sa toute jeune épouse et une fille encore au berceau. Ce fut alors au tour de la jeune veuve de reprendre l’héritage besogneux du défunt et à sa fille celui de l’orphelin.
L’aîné, « l’Artiste », le fils unique du cœur de son père, resta, lui, sa vie durant, fidèle à la voie qu’il avait résolue. Il posséda autant que la possession s’était emparée de lui. Il joua d’innombrables rôles, c’était là le sien, celui de sa vie.
Lui qui avait trompé par toutes sortes de feintes, ne vit pas venir l’ennemi. Ce ne fut pas l’homme mais la maladie qui donna l’assaut. Elle le diminua, le déforma et … l’humanisa. Pour la première fois, il se sentit vulnérable, cette vulnérabilité qu’il avait tant méprisée chez son jeune frère fut sa condamnation. La ruse s’y engouffra. Avec le consentement de la faiblesse, elle conçut un testament. L’homme s’éteignit bercé de douces illusions. Le destin de l’artiste s’accomplit, la comédie avait été la réalité et la conclusion de sa vie.
Le vieux père qui, tous les jours de son existence, avait assemblé une multitude de pages sur une multitude d’ouvrages, s’était montré incapable d’unir sa propre famille.
Le jeune fils, ce doux berger, qui depuis longtemps s’en était allé, avait laissé, lui, l’inaltérable empreinte de ce qui fut vrai.
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